Le plancher / Perrine Le Querrec & Le plancher de Jeannot
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L'auteur : écrivaine-recherchiste française, née à Paris en 1968.
Auteure de romans [1]. "Chercher est sa passion, trouver, son métier". Ecrire ? A la question posée, Perrine Le Querrec répond : "De ce que représente pour moi l'écriture, qui est toute ma vie, chaque instant de ma vie, aussi bien, comme dit Louise Bourgeois de sa pratique : "a garantee of sanity", qu'un objet de recherche perpétuelle et une joie sans limite, j'ai il y a peu de temps composé un très long poème dont je vous donne quelques vers : « La souffrance des envahis ce constant souci de disparaître moi si légère et le ciel si blanc c'était mourir de la vérité ou transcender-écrire-littérature dégénérée-oui l'exil de la page blanche » |
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Sa première rencontre avec le plancher de Jean dit "Jeannot" date de 2005, à la bibliothèque François Mitterrand :
"Hall Est, ce n'est pas le silence qui m'accueille, mais une clameur, un hurlement. Le plancher se dresse dans la lumière, trois surfaces creusées, martelées, saignées à blanc. Je m'approche, aucune paroi ne me sépare de lui, inutile de lever la tête, il est là, devant moi, attaque ma rétine, mon système nerveux, je lis, ne comprends pas, me perds, j'entends les coups, je vois Jeannot sans même encore connaître son histoire, je vois Artaud crever la page d'écriture de son marteau. Je rencontre Jeannot l’Écrivain." Plus tard, le plancher est démonté, exposé dans plusieurs lieux d'art brut, c'est Jeannot l'Artiste.
"Encore plus tard, le laboratoire pharmaceutique qui l'a acquis le dévoile aux représentants comme avertissement si l'on ne consomme pas ses médicaments, c'est Jeannot le Schizophrène.
Depuis plusieurs années le plancher est visible rue Cabanis, contre un mur de l’hôpital Sainte-Anne. Mal exposé, mal conservé, il attend depuis 3 ans une salle qui doit lui être consacrée. C'est Jeannot le Coupable, celui qui encombre, la société, les mémoires, ce sont ceux dont on se détourne, ce sont les lits supprimés des hôpitaux psychiatriques, ce sont les SDF abandonnés, les malades abusivement enfermés en prison, tous les fragiles, les différents, les marginaux, les furieux –" ____________________________
[1] « Jeanne L’Étang » – roman, Bruit blanc, 2013 « Le plancher », Les doigts dans la prose, 2013 « De la guerre », Derrière la salle de bains, 2013 « No control », Derrière la salle de bains, 2012 « Bec & Ongles », Les Carnets du Dessert de Lune, 2011 « Coups de ciseaux », Les Carnets du Dessert de Lune, 2007 [2] Histoire du plancher de Jeannot par le Dr Guy Roux [3] Le texte intégral du plancher |
De l’œuvre de "Jeannot" est né Le plancher de Perrine Le Querrec.
Une reconstitution littéraire en osmose totale dans laquelle l'auteure nous livre, pas à pas, le cheminement de la folie découlant de ce drame populaire. L'histoire - L’œuvre de Jeannot a été découverte en 1993. « Dégagé des ordures et des gravats, le message de
Jeannot apparut alors dans sa rude singularité première, rempli d’une puissance
ambiguë qui dévoilait l’ampleur d’une errance monstrueuse hors du temps » [2].
Ce fut à la mort de Paule, l'aînée et dernière survivante des membres claustrés de cette famille, repliée sur elle-même depuis de longues années. L'auteure débute le récit avec l'exil de 1930. La famille, composée du père, Alexandre, un "original" impressionnant, voire violent ; de la mère, Joséphine "qui méprise et maudit, du lever au coucher, scellée dans un mariage d'âge et de fortune, de partage de terres", et de Paule la fille aînée, s'installe dans le sud, dans le village des "Deux cents". "Ne sont pas même d'ici (...). Deux cents âmes jalouses, envieuses, toutes petites âmes qui crachent sur les nouveaux arrivés tout-puissants". Le couple a acheté une grande ferme : "une maison de maître aux mains des estrangers." Trois autres naissances suivront : celle de Simone (la seule épargnée de la famille ayant fui en se mariant), celle de "Mort-né" (dont Joséphine accouche dans les champs aidée de Paule) et celle de Jeannot en 1939. "Un garçon. Le garçon. Le fils. Ne sera jamais Jean, Jeannot à vie, jamais adulte, mais le petit chose innommé." De ce rejet sociétal et des propres comportements des parents surviendront des drames... "Il y avait une histoire où les parents étaient heureux et Paule, Simone et Jeannot trois enfants gais et insouciants. Mais on n'était pas dans cette histoire-là" - l'inceste du père sur Paule (et peut-être également de son frère, Jeannot) « bien que célibataire, la fille aînée, Paule, avait été enceinte, et chacun s’était interrogé sur l’identité du géniteur éventuel dans la mesure où cette famille vivait pratiquement en autarcie. Qu’était d’ailleurs devenu le bébé ? Était-il lui aussi mort-né ? Puisque sa naissance ne figurait pas à l’état-civil... » [2]; - la pendaison du père ; - puis la "psychose" de Jean, son incurie, la ruine de la ferme transformée en maquis et la claustration "volontaire" de ses derniers membres qui « ne vivaient que de cueillettes (champignons, châtaignes, baies), du lait des vaches, œufs et viande des volailles, de récoltes de moins en moins abondantes, et de plus en plus aléatoires » [2] jusqu'à la mort de Joséphine, la mère, son déni par ses deux enfants, principalement Jean, et le martelage de sa page d'écriture... [3] |
Dotée d'une empathie considérable, l'auteure nous transcrit la tragédie gravée par Jeannot dans le bois dans un style littéraire d'une force et d'une beauté monumentales.
"Dans la marmite familiale posée au centre de la table, bouillonnent les histoires de conflits, s'entrechoquent les mots Hitler, de Gaulle, Juifs-camps, maquis, résistance-collaboration, héros-victimes, pièges-plans-armée, flottent de gros morceaux de terre, cette terre qui aspire les hommes au combat et les autres, comme Alexandre, restés sur place. Louches de peur, tranches d'horreur, gobelets de sang. Tout peut arriver puisque cela est arrivé : génocide, charnier, camps. Les nouvelles traversent le village, le poste TSF grésille et derrière ce bruit inaudible, défaites et victoires.
A l'école, chants patriotiques, famille et patrie ; à l'église, chants liturgiques, famille et morale. Sous les injonctions de Joséphine, la famille endimanchée pour aller à l'église et en revenir, ne suit jamais le chemin fréquenté. Y vont seuls, en reviennent seuls, ne parlent à personne, gardent constamment la tête baissée, regardent par en dessous." "Car Alexandre et Joséphine Taciturnes, silencieux, étranges, solitaires Estrangers Ce n'est pas un père, juste une forme de violence Ce n'est pas une mère, juste une forme d'indifférence Ce n'est pas une famille, juste une forme de récit Ce n'est pas eux, juste une forme de silence Juste une forme d'humanité Une longue cohabitation avec l'inhabitable" "La voix tassée par la peur elle comptine d'enfant, un petit muscle se contracte une-deux-une-deux dans sa joue, elle approche de la bâtisse, nuit et secrets, pousse la porte, un pas, enlève un soulier, un autre pas, Paule déchaussée monte l'escalier sans respirer. Elle se déshabille, c'est la nuit, elle est là, c'est l'heure, enlève vêtements protection peau, plie soigneusement, lentement, et sur chaque paquet de tissu, dépose une pierre lourde, une lourde pierre, une muraille sur le gilet la robe la culotte les chaussettes, que tout soit là demain, à la même place. Et allongée dans son lit de bois, Paule installe sur son ventre labouré la plus lourde des pierres." "Jeannot commence ses rondes. Sain de corps, brisé d'esprit. Rassemble ses souvenirs L'ennemi peut approcher Les Deux-cents. Joséphine Les morts Le désert Les bêtes attendront, périront Les cultures attendront, périront Sa mère attendra, périra Paule attendra, vacillera" |