EXPRESSION EXCEPTION

Nietzsche : pour l'inversion de toutes les valeurs

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Le commentateur : Yannick Souladié (Docteur en philosophie, chercheur associé à l'EA 5031 (information de 2011) et chargé de cours à l'Université de Toulouse (même date d'information).

L'éditeur : Editions Manucius (éd. 2011).

Je n'irai pas par quatre chemins : la lecture de ces lettres longtemps inédites est éprouvante. Elle me semble néanmoins indispensable à une compréhension entière, pour ne pas dire correcte, de ces 3 dernières œuvres le "Crépuscule des idoles, Ecce Homo et l'Antichrist" et même le "Cas Wagner"... en y ajoutant encore "Nietzsche contre Wagner" qui mènent à l'abandon du projet de rédaction de la "Volonté de puissance" transformé dans l'Antichrist dans son "Inversion de toutes les valeurs".
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De Nietzsche, hormis quelques passages fort judicieux au style fascinant, à côté d'autres qui me séduisaient moins (sans doute incompris), je n'avais abordé son oeuvre que par un petit bout de la lorgnette souhaitant l'explorer chronologiquement (j'aime assez suivre l'évolution de la pensée d'un auteur, plus encore d'un philosophe !).

Ainsi, j'avais d'abord lu ses tout premiers écrits qui datent de 1858 à 1864 (de 14 à 20 ans), soit avant ses premiers travaux philologiques [cf. 1].


Puis, j'ai lu "La Naissance de la tragédie" (1872) [cf. 2].

Et encore un autre que j'ai sous le coude en train de bouillir : "Vérité et mensonge au sens extra-moral" (rédigé au cours de l'été 1873) [cf. 3], ainsi que ses "Epigrammes" (poésie rassemblée en un volume, Ed. Sillage).

Pour en arriver à ces dernières lettres... d'une lecture indispensable - mais éprouvante - car on y décèle bien avant le 25 décembre (comme indiqué par leur commentateur, Y. Souladié) la montée de la folie dans ce côté exaspérant de Nietzsche : son peu de modestie et l'amplification de ses interprétations (formes de sa radicalité),

mais on ressent aussi, cruellement au fil des pages, sa solitude, son manque d'amour, le "problème juif" (non éclairci pour moi... ou encore le rôle du capital chez Nietzsche)

et on découvre encore, plus anecdotiquement, l'amour fantasmé pour Cosima née Litz (épouse de Wagner) né de cet intime rapprochement à trois, durant ces trois années avant le départ des Wagner pour Bayreuth. Étrange...

Tout comme la lettre adressée à Avenarius datée du 10/12/1888 où l'individu Wagner se trouve remplir soudainement la réflexion de toutes ses œuvres postérieures... et on ne peut que se placer du côté dudit Avenarius qui demande à Nietzsche, exige même : un "calme, concret développement des raisons" là où la passion de Nietzsche frémit... et le conduira à l'effondrement final.


Mais bien plus, à côté de ces détails (loin d'être purement anecdotiques), Nietzsche livre moult renseignements sur l'élaboration de son oeuvre, la révision des avant-propos de la réédition de ses premiers ouvrages, dont l'ensemble forme un élément achevé de sa "mission", sa "monstrueuse" mission, à l'automne 1888, avec l'Antichrist (ou l'Inversion de toutes les valeurs) et l'abandon de la Volonté de puissance.

Certains commentateurs décrivent son oeuvre comme une "enquête"... Enquête me semble bien faible, ce vocable faisant essentiellement référence à la "recherche" systématique de la vérité par "l'interrogation de témoins" et la réunion d'éléments d'information. 

L
a "vérité" - "Sa" vérité - il l'a décelée dès "Naissance de la tragédie" en 1872... avec la constatation de l'inévitable "tragédie d'avoir à vivre" avec nos qualités et nos défauts, ces deux faces indissociables que l'esprit trop rationnel tend à classer toujours binairement en "bien et mal" exclusifs, ne voulant rien admettre du "gris" alors qu'il est tout à fait possible de vivre cette tragédie des "choses de la vie" positivement, seulement si on accepte un temps l'oubli du soi... et que la réalité soit telle qu'elle est et en abandonnant l'illusion de l'idéalisme (apport positif de Dionysos clairement exprimé dans la Naissance de la tragédie avec l'appui de la puissance de la musique (sa "transcendance") et le rôle du chœur dans les tragédies de la Grèce classique : "liesse" que l'on retrouve dans les concerts populaires, et parfois moins populaires).


La suite de son oeuvre, dès "Vérité et mensonge au sens extra-moral" (1873), poursuit l'éclairage de cette "révélation" et étaie sa démonstration sur l'illusion du savoir telle qu'elle perdure depuis deux millénaires et plus...

"L'espèce d'orgueil lié au connaître et au sentir, et qui amasse d'aveuglantes nuées sur les yeux et les sens des hommes, les illusionne quant à la valeur de l'existence parce qu'il véhicule la plus flagorneuse évaluation du connaître. Son effet général est l'illusion (...). L'intellect, en temps que moyen de conservation de l'individu, déploie ses principales forces dans le travestissement (...)".

Tout est déjà posé dans "Vérité et mensonge au sens extra-moral" qui débute, de manière recherchée, comme une fable :

"Il y eut une fois, dans un recoin de l'univers répandu en d'innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de l' "histoire universelle" : une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l'astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir."

Cette démonstration se poursuit dans tous ses écrits suivants avec l'avantage atypique d'une approche singulière propre à son exigence intellectuelle, qui recouvre d'emblée une réflexion sur la culture, au sens large, nourrie de ses méditations sur les événements contemporains (comme la Triple-Alliance) pour en arriver à la conclusion entrevue dès le début de ses textes sur l'ambiguïté des valeurs reconnues et de la nécessaire "inversion de toutes les valeurs".

L'effacement du Dieu du christianisme n'est qu'un aspect particulier de la situation qu'il a explorée et décrite avec justesse et de manière incisive dans l'objectif de sa mission : sauver l'homme par son élévation dans la réalisation de ce "type relativement surhumain" - qui n'est pas un surhomme mais seulement un individu "véritablement" fort et sain exprimant l'épanouissement de sa réalisation
sans plus être contraint de jouer le rôle de ce pauvre bipède qui "subit" d'être un être imparfait.

Le nihilisme est un constat : "Ce que je raconte est l'histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir d'une autre manière : l'avènement du nihilisme."  [4]. Sa crainte : nullement son voeu ! "Je compte la gaieté d'esprit parmi les preuves de ma philosophie." ce à quoi on ne peut qu'acquiescer !

Bien sûr, je ne peux ici laisser sous silence, encore à propos de ces dernières lettres, la merveilleuse fluidité de sa plume. On entend carrément son souffle, tantôt léger et gai, tantôt sous la fureur de la passion... Bipolaire Nietzsche ?
​

​Il me reste ainsi quasiment tout à lire... dans son intégralité des œuvres de ce génie... qui comme tous les génies s'est dangereusement frotté au noir manteau de la folie lorsque l'on tente de toucher la réalité.

Est-ce bien utile ? J'avoue m'être sincèrement posé la question. Après réflexion et doutes répétés, je penche encore pour une réponse positive :


  • tout d'abord pour la forme de sa "philosophie-littérature" atypique, aussi singulière que Nietzsche (et son oeuvre ensemble) lui-même, et me rangeant du côté de ceux qui l'apprécient, la jugeant : fascinante par son lyrisme et son rythme poétique,

  • mais plus encore au plan des idées car nombre de ses réflexions sont indéniablement "éclairées", d'une clarté sans doute aveuglante (!),

  • et serait-ce même, fort justement, pour contrer ce défaut qui nous est reproché dans l'avant-propos de "Pour une généalogie de la morale" :

"Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous les hommes de la connaissance, et nous sommes nous-mêmes inconnus à nous-mêmes. A cela il y a une bonne raison : nous ne nous sommes jamais cherchés, - pourquoi faudrait-il qu'un jour nous nous trouvions ?"

Qu'en ferai-je ? Sans doute... rien ! si ce n'est que confirmer que ce visionnaire voyait juste sur notre époque de "pure décadence" (cf. infra ma réserve sur l'esprit français) - et puis, comment pourrais-je moi-même faillir à cette invitation à y voir plus clair et persister dans ma zone illusoire de confiance ? Seule l'aventure conduit à l'expérience.
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Accessoirement, toujours à propos des "Dernières lettres", je signalerai encore la découverte d'un emploi du mot "race" étranger à mon usage, qui m'avait initialement choquée, mais pareillement utilisé par Zola... : le langage change de sens avec le temps et les civilisations de même. Espérons que nous sommes sur la bonne voie...

Comme la découverte d'intéressants auteurs : le suédois August Strinberg (à explorer, dont la tragédie "Le père"), ainsi que Malwida von Meysenbug, dans cet ouvrage féministe "Les mémoires d'une idéaliste"... 

Et enfin, pour conclure, sur son propre point de vue contemporain de son époque, à propos de la décadence de l'allemand grégaire (au temps de la Triple Alliance) et sa sanctification de l'esprit français, là je crains que Nietzsche n'ait emporté avec lui, dans la tombe, ce dernier esprit qu'il jugeait raffiné et sensé... 

Pour un point de vue complémentaire (avec lequel je ne suis pas pleinement d'accord) lire

http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110412.OBS1190/les-dernieres-lettres-de-nietzsche-je-suis-comme-une-bete-blessee.html
P.S. Anecdotique... En écrivant j'écoutais involontairement du... Wagner ! Et je me disais "oh que c'est exagéré". A votre appréciation... (ci-dessous).
[1] ​Premiers écrits : on l'y trouve déjà, sûr de lui... comme on le retrouve, extrêmement direct dans les brouillons de lettres et leurs mises au propre finales, publiés conjointement dans ces "Dernières Lettres" de l'hiver 87 et 88 (son effondrement datant du 3/1/1889 et les derniers "billets de la folie" publiés l'étant du 4/1, on ne peut à mon avis inclure l'hiver 89...).

​[2] Naissance de la tragédie : ouvrage fort riche que je n'ai pas encore pleinement disséqué, si ce n'est déjà que l'on ne peut passer à côté de l'importance de Dionysos, du rôle de la musique en général et par rapport à lui-même, ainsi que de "l'excellence" à ses yeux de la société grecque classique.

​[3] Vérité et mensonge au sens extra-moral : sur l'essence de la vérité et le rôle du langage qui conduit à l'effondrement de l’idole à laquelle sacrifiait la métaphysique : l'idée de vérité (coll. Babel) 

[4] (FP (fragments posthumes, tome XIII, 11 [411]
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