L’Autre, si différent, si pareil.

L’Autre est multiple et biface, comme l’univers.
Le premier que nous rencontrons est Lucifer, qui nous accueille à notre naissance, et dont la reconnaissance spontanée nous pousse à extérioriser notre premier cri.
Premier verbe de souffrance de notre première expiration.
Le deuxième Autre nous est indispensable : père et mère.
Famille, clan, tribu, sont porteurs de la flamme qui doit éveiller en nous l’amour. Amour des non-barbares. Amour de la supériorité de la nature, dont l’humain. Ils sont les gardiens et passeurs de l’élan qui nous pousse à la reconnaissance du beau, à la recherche de notre propre vérité et à l’acceptation de tous ces autres qu’on découvre peu à peu si différents.
Ces Autres d’ici, qui nous ressemblent mais qui ne seront jamais nous, quelle que soit la force de l’amour qui nous a été inculqué - ou celle de ce Graal naturel : la question n’est pas tranchée.
Et les Autres de là-bas. Peu à peu, il y a de plus en plus d’Autres. Certains vivent très loin, si loin qu’ils ne connaissent aucun de nos codes, et pourtant, nous savons comme par essence qu’ils sont comme nous, ces autres : tous embringués dans l’insoutenable et “incontournable solitude de l’être”.
D’ici ou de là-bas, tous forment les couplets du chant de notre vie, auquel se mêle souvent le refrain de la première note qui se joue sur toutes les tonalités de la gamme. Cris d’étonnement, d’extase, de ralliement ou de compassion, de dégoût ou de désespoir, scandent notre parcours terrestre. Il n’est que la constante tentative d’être compris sans jamais être certain de pouvoir l’être, si ce n’est lors de rarissimes instants de synchronicité, ou d’osmose charnelle et spirituelle avec l’être-moitié aimé.
Oui, en ce sens, l’Enfer, c’est bien les Autres.
Avec leurs désirs qui sont tout Autres que les nôtres.
L’Autre est une autre intelligence dont nous ne connaîtrons jamais tous les méandres, richesses et faiblesses qui évoluent en permanence. Seule l’intelligence artificielle peut créer notre Autre “identique”.
L’Enfer, c’est encore les Autres, si différents et si pareils ,avec cette distance qui nous sépare comme un gué infranchissable :
“Si nous pouvions mesurer la distance qui nous sépare de ceux que nous croyons les plus proches, nous aurions peur. La bonne entente est faite de paresse, de politesse, de mensonges, d’une multitude de choses qui nous en dissimule les barricades. Même un accord tacite comporte un tel désaccord dans le détail et dans l’itinéraire, qu’il y aurait de quoi s’y perdre et ne se rejoindre jamais. Si nous rencontrons un esprit que nous estimons mû par un mécanisme analogue au nôtre et qui nous étonne par sa vitesse à parcourir les zones qui nous occupent, nous apprenons ensuite qu’il se spécialise, par exemple, dans la musique et là, prouve le mirage qui semblait le rapprocher de nous. Le sentiment l’a entraîné loin de l’intelligence. Elle n’y exerce plus de contrôle. Une faiblesse, admise à l’origine, cajolée, fortifiée, travaillée chaque minute, a fini par prendre les muscles de l’athlétisme et par étouffer le reste. Voilà une âme, apte à tout comprendre et qui ne comprend rien. L’emploi de ce qui nous séduisait reste nul. (...).
Plus grave est l’entente apparente, sur toute la ligne. C’est celle qui nous permet de vivre et que l’art exploite afin de nous convaincre de le servir. Une oeuvre est à tel point l’expression de notre solitude qu’on se demande qu’elle étrange nécessité de contacts pousse un artiste à la mettre en pleine lumière. (...).
Mais j’insiste. Il nous faut vivre coude à coude avec des esprits dont l’espace qui nous sépare d’eux est plus funèbre que celui des atomes et des astres. Voilà de quoi se compose une salle de théâtre devant laquelle nous nous exposons effrontément. Voilà le vide où nous envoyons nos poèmes, nos dessins, nos critiques. Voilà le parc où bourdonnent des insectes préoccupés de leur nourriture et que l’usine du monde embauche à d’autres fins.
Car en admettant que tels de ces insectes aient des opinions, cela ne dérange pas la règle. Elle est assez robuste pour essuyer des échecs. Elle ne table pas sur le nombre. Elle fonctionne en grosse. Sa prodigalité se dépense à pleines mains. Elle ignore le code. Qu’une multitude de ses balles s’égarent, peu lui importe. Elle en est riche. Elle cherche à envoyer une balle dans le trou.”
Jean Cocteau.
MARILYN GÈ·3 octobre 2015
Plus grave est l’entente apparente, sur toute la ligne. C’est celle qui nous permet de vivre et que l’art exploite afin de nous convaincre de le servir. Une oeuvre est à tel point l’expression de notre solitude qu’on se demande qu’elle étrange nécessité de contacts pousse un artiste à la mettre en pleine lumière. (...).
Mais j’insiste. Il nous faut vivre coude à coude avec des esprits dont l’espace qui nous sépare d’eux est plus funèbre que celui des atomes et des astres. Voilà de quoi se compose une salle de théâtre devant laquelle nous nous exposons effrontément. Voilà le vide où nous envoyons nos poèmes, nos dessins, nos critiques. Voilà le parc où bourdonnent des insectes préoccupés de leur nourriture et que l’usine du monde embauche à d’autres fins.
Car en admettant que tels de ces insectes aient des opinions, cela ne dérange pas la règle. Elle est assez robuste pour essuyer des échecs. Elle ne table pas sur le nombre. Elle fonctionne en grosse. Sa prodigalité se dépense à pleines mains. Elle ignore le code. Qu’une multitude de ses balles s’égarent, peu lui importe. Elle en est riche. Elle cherche à envoyer une balle dans le trou.”
Jean Cocteau.
MARILYN GÈ·3 octobre 2015