Entre ciel et terre / Jón Kalman Stefánsson
Ce que j’ai apprécié :
Surpassant tout autre plaisir, cette maîtrise rare de
l’écriture, qui nous envoûte par sa puissance poétique et le charme du récit « murmuré » par un scribe à la voix off :
« la mer est d’un bleu froid et jamais calme, un monstre gigantesque qui inspire, nous porte la plupart du temps, mais parfois se dérobe et alors, nous sombrons : l’histoire de l’homme n’est pas si complexe que cela. »
Au fil des lignes, le récit se transforme en tableau vivant, les premières scènes d'une blancheur glaciale qu'illustre en permanence la neige se réchauffent magnifiquement sous cette plume fascinante...
à nous en faire oublier possiblement le principal : la force des mots. |
L'auteur : Jón Kalman Stefánsson, né à Reykjavik en 1963, est poète, romancier et traducteur. Son œuvre a reçu les plus hautes distinctions littéraires de son pays. Entre ciel et terre est son premier roman traduit en français [1].
Parfois, à cause des mots, on meurt... Ici c'est le froid en pleine mer démontée et enneigée qui a oeuvré. Trop occupé en partant à retenir des vers du Paradis perdu de Milton, Barour, jeune pêcheur islandais de morues, a oublié sa vareuse. L'histoire est simple. L’intrigue minimale se noue autour de la destinée d’un gamin, ami cadet de Barour. Après la perte de son meilleur et unique compagnon, celui-ci se retrouve seul à son retour sur la terre ferme et s'interroge sur le choix de vivre ou de se suicider.
Roman d'apprentissage, psychologique et d'amour, l'écriture d'une puissance poétique envoûtante nous enfonce dès l’entrée dans un paysage glacial parmi ces pêcheurs à la morue islandais privés d'indépendance et d'autonomie, tributaires de cette unique ressource de la pêche et pour tout l’indispensable des bateaux venant d’Angleterre ou de Norvège.
A côté du "gamin", différents personnages attachants prendront successivement le premier plan du récit, mais aucun des fils de ces intrigues nouvelles ne seront noués.
Ces bouts d’histoire, inextricablement mêlés, servent au demeurant une analyse quasi sociologique du milieu islandais au temps de Dickens et de sa modernité d'époque, celle du développement industriel et de l'essor du capitalisme en Europe avec sa fièvre spéculative, contrarié par une soif d’indépendance des peuples et de réformes sociales : le Printemps des Peuples [2]. Mais bien au-delà des conditions d’état de ces pauvres pêcheurs, en permanence accablés par leur ardoise auprès du magasin général peinant à l'apurer d’une année sur l’autre et pour la plupart incultes, craignant la mer tueuse autant que ce Dieu omniprésent - conditions très similaires de facto de celles des "serviteurs" de notre monde postmoderne tout numérique, le souci de l'auteur est de nous plonger dans de profondes méditations sur le sens de la mort et de la vie, et à travers son amour des mots, de nous signifier l’illusoire indépendance de l’humain, mais encore son attrait naturel pour le savoir et l’importance et la puissance du Verbe :
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« Nos paroles sont telles des brigades de sauveteurs
qui jamais ne renoncent à leur quête,
leur but est d’arracher des évènements passés
et des vies éteintes au trou noir de l’oubli
et cela n’a rien d’une petite entreprise,
mais il se peut aussi qu’elles glanent en chemin
quelques réponses et qu’elles nous délivrent de l’endroit
où nous nous tenons avant qu’il ne soit trop tard. »
qui jamais ne renoncent à leur quête,
leur but est d’arracher des évènements passés
et des vies éteintes au trou noir de l’oubli
et cela n’a rien d’une petite entreprise,
mais il se peut aussi qu’elles glanent en chemin
quelques réponses et qu’elles nous délivrent de l’endroit
où nous nous tenons avant qu’il ne soit trop tard. »
[2] Cette vague révolutionnaire a commencé en France en Février 1848, et s’est immédiatement étendue à la plupart de l'Europe et dans certaines parties de l'Amérique latine. Plus de 50 pays ont été touchés. Cinq facteurs ont été impliqués : l'insatisfaction généralisée avec les dirigeants politiques ; la demande pour une plus grande participation et la démocratie ; les demandes de la classe ouvrière ; la montée du nationalisme et, enfin, le regroupement des forces réactionnaires dans les différentes classes sociales.